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1916 : la France était en guerre avec l’Allemagne. La Russie également. Les puissants de ce monde ont parfois des arrangements bien étranges : « J’ai besoin de canons pour le font oriental » demanda Nicolas II. « J’ai besoin de chair à canons pour le front occidental » répliqua le gouvernement français. Ainsi fut conclu l’échange. Le tsar reçut des canons. La France reçut des troupes. C’est ainsi qu’Ivan, mon grand-père, quitta son pays au mois d’août pour venir se battre aux côtés des Français. Sorti vivant de cette sombre boucherie, il choisit, après l’Armistice, la nationalité française. Entre-temps la Révolution russe avait eu lieu et – plus important encore ­­– il avait rencontré Nathalie qui allait devenir ma grand-mère. Sa vie avait basculé du tout au tout : une nouvelle langue à maîtriser, un nouveau métier à apprendre, une nouvelle culture à s’approprier… Car dans sa Sibérie natale, où l’hiver s’éternise neuf longs mois, on vivait au rythme de la terre et des saisons. L’été laissait à peine le temps de semer, voir pousser les récoltes, les ramasser et les stocker avant le retour du froid. L’hiver, on communiquait entre les maisons par des galeries creusées au pic et à la pelle dans une immense couche de neige de plus de deux mètres. Et pour aller chasser – seule occupation possible en cette saison – on sortait facilement du petit village par des escaliers taillés à même l’épaisse nappe blanche. Le blanc ! Tout était blanc. La plaine immaculée ne permettait même pas de voir le toit des maisons. Tout juste pouvait-on, de loin, retrouver le village grâce aux fumées des cheminées affleurantes. Le blanc… une désolation! Mais une certaine richesse aussi! Car on traquait alors le renard argenté ou le lapin dont le pelage hivernal prenait une belle couleur blanche avec la densité d’un chaud duvet soyeux. Dès le retour il fallait espiller le gibier. On conservait les peaux dans le congélateur naturel de la neige glacée en attendant le redoux. On pouvait alors les vendre aux colporteurs de passage pour qu’elles aillent faire le bonheur des fourreurs et des élégantes des villes. Le reste, les carcasses et toute la chair, c’était pour les chiens. D’ailleurs, dans les premiers temps où il choisit de demeurer en France, mon grand-père fut choqué un jour, au restaurant, de voir servir du lapin: mangeriez-vous facilement du rat? Pour lui c’était la même chose. Mais ce ne fut rien, comparé à ces feuilles de salade verte qu’on lui amena pour accompagner son plat. « Mais enfin, je ne suis pas une chèvre » s’exclama-t-il vexé! Car les habitudes alimentaires ne sont en rien universelles!

S.K. - 2018
Histoire vraie : mon grand-père Jean (Ivan) est né le 24 juin 1894 à Liveno, entre Omsk et Novosibirsk.